XVI

 

M. Frölichein reparaît

 

M. Féréor suivait avec un vif intérêt les travaux de Gaspard et les perfectionnements de son invention. Il attendait avec impatience l’ouverture de l’usine, où on devait faire les premiers essais publics le jour de l’adoption de Gaspard, après s’être assuré qu’ils feraient honneur à l’inventeur. Les actes étaient prêts ; toutes les formalités de la loi étaient remplies.

« Gaspard, dit un jour M. Féréor, as-tu prévenu ton père et ta mère ? Il faut qu’ils soient là le jour de ton adoption légale, pour signer les actes. »

Gaspard. – J’attendais les ordres de Monsieur.

M. Féréor. – Va leur dire que ce sera pour mercredi prochain et que tu les engages à dîner ce jour-là.

Gaspard. – Pas moi, Monsieur, c’est vous qui invitez.

M. Féréor. – C’est toi, mon ami ; tout devient commun entre nous ; tu es mon seul héritier ; tu as toute ma confiance, toute mon amitié, et nous fêtons le premier jour de ton autorité. Pendant que je vais jeter un coup d’œil sur les produits de notre dernière invention, va chez ton père.

Gaspard. – Je me ferai remplacer à l’atelier par André, Monsieur ?

M. Féréor. – Oui, fais-lui prendre ta place toutes les fois que tu es obligé de t’absenter. S’il mène bien l’atelier, il faudra lui en abandonner la direction complète, comme je l’ai fait pour toi.

Gaspard. – Oui, Monsieur, j’exécuterai vos ordres.

Gaspard partit pour aller prévenir ses parents. M. Féréor lui avait dit de prendre son temps ; mais, toujours exact et empressé, il ne prit que celui strictement nécessaire pour faire sa commission.

Thomas. – Eh bien ! Gaspard, à quand la signature définitive ?

Gaspard. – Je viens tout juste vous en parler de la part de M. Féréor. Ce sera pour mercredi prochain, à l’usine ; il y aura un grand repas après la première expérience ; vous êtes invités à y assister, ainsi que Lucas. Les usines ont congé ce jour-là. Viendrez-vous, mon père, avec ma mère et Lucas ?

Thomas. – Oui, oui, mon ami, nous irons tous les trois. Ah ! j’oubliais de te dire que j’ai reçu hier la visite de M. Frölichein. Il a quelque chose de très important à te communiquer.

Gaspard. – Que peut-il avoir à me dire ? Sa maison est ennemie de la nôtre ; nous cherchons à nous faire tout le mal possible. S’il veut me parler, qu’il vienne chez moi, à l’usine. Je ne veux pas le voir hors des usines, comme en cachette de M. Féréor.

À peine avait-il fini de parler que la porte s’entrouvrit, et que la tête de M. Frölichein parut. Gaspard se leva pour sortir.

M. Frölichein. – Arrêdez, arrêdez, mon cheune ami ; ché une ponne jose à fous offrir.

Gaspard. – Merci, Monsieur, je suis chez M. Féréor.

M. Frölichein. – Ché sais pien ! Ché sais pien ! Fous affez une rébutation, à brésent. Et ché foudrais fous afoir jé moi.

Gaspard, impatienté. – C’est impossible, Monsieur ; je suis chez M. Féréor.

M. Frölichein. – Mais ché lé sais pien ; seulement, ché fous tonnerai si blus que M. Féréor, gué fous serez très gondent.

Gaspard, se contenant. – Je suis très content comme je suis, Monsieur, et je ne veux pas changer.

M. Frölichein. – Fous aimez mieux berdre ce que ché fous tonnerai, et resder jé ce fieux cricou de Véréor.

Gaspard, éclatant. – Allez-vous-en, mauvais drôle ! Je vous apprendrai à insulter M. Féréor ; hors d’ici, et n’y mettez plus les pieds.

M. Frölichein, stupéfait, voulut répondre, mais Gaspard ne lui en donna pas le temps ; il le saisit par les épaules et le mit dehors.

M. Frölichein resta à la porte, ne sachant trop ce qu’il devait faire. Il voulait à tout prix avoir Gaspard, dont tout le monde parlait comme du principal directeur des usines Féréor. Après quelques instants d’incertitude il se dit : « Ce cheune homme a pien vait ; il a téfendu son maîdre. C’est drès rien ; il me téfendra aussi. Ché foudrais pien l’afoir et ché l’aurai. »

M. Frölichein entrouvrit encore la porte.

« Mon cheune ami, ché fous brobose une chose suberpe : ché fous tonnerai ma fille Mina en mariache ; une cholie fille, pien chentille. »

La proposition était si ridicule, que Gaspard ne put s’empêcher de rire. M. Frölichein rentra riant aussi :

« Fous foulez pien ; bas frai ? Mein Gott, elle est si chendille ! Elle vous irait comme un gant. »

Gaspard. – Je vous prie, Monsieur, si vous avez à me parler, de venir me parler chez moi, à l’usine. J’ai à causer avec mon père.

M. Frölichein ne bougeait pas.

« Quel assommant imbécile », dit Gaspard à mi-voix.

Et, faisant signe à ses parents, il entra dans la chambre à côté ; ils l’y suivirent. Ils arrangèrent toute la journée du mercredi.

La mère Thomas. – Il n’y a qu’une chose qui me chagrine dans tout ça, Gaspard. C’est qu’en ce jour si important pour toi, il ne soit pas question du bon Dieu. Je voudrais qu’on allât à la messe, tous en corps, tout de suite après l’adoption.

Gaspard. – Vous avez raison, ma mère ; j’en parlerai à M. Féréor. Je vous ferai savoir ce qui aura été convenu ; envoyez-moi Lucas que je le voie un peu.

Gaspard retourna à l’usine ; arrivé à peu près à moitié chemin, il entendit des pas précipités qui semblaient le poursuivre. Il se retourna et vit M. Frölichein qui faisait des enjambées énormes et qui cherchait visiblement à l’atteindre. Gaspard hâta le pas, Frölichein accéléra le sien ; Gaspard courut, et, malgré la poursuite acharnée de M. Frölichein, il parvint à la grille de l’usine avant lui, entra vivement et ferma la porte.

Mais M. Frölichein, qui se disait toujours qu’il voulait avoir ce jeune homme, ne se découragea pas encore ; il sonna ; la porte s’ouvrit ; le portier se présenta.

« Ché feux barler à mon cheune ami, herr Gaspard.

– Bien, Monsieur, je vais prévenir. Au reste, voici Monsieur lui-même qui arrive. »

M. Frölichein se retourna et vit avec effroi M. Féréor lui-même.

« Ah ! mein Gott ! que fais-je devenir ? Mon blus mortel ennemi ! mein Gott ! »

Il chercha à ouvrir la porte, elle était fermée ; M. Féréor approchait et l’avait déjà reconnu.

« Ce drôle chez moi ! par quel hasard ?

– Mein Gott ! mein lieber Gott ! » répétait M. Frölichein, courant de droite et de gauche, et ne trouvant ni trou ni fente pour sortir de l’enceinte des ateliers.

M. Féréor était entré ; il regardait son ennemi avec des yeux flamboyants, tout en s’amusant de son embarras.

M. Féréor, d’un ton sec. – Que venez-vous faire chez moi, Monsieur ? Comment avez-vous osé entrer ici ?

M. Frölichein. – Mon resbecdaple seigneur, che suis entré bour temander fotre resbectaple ami M. Gaspard.

M. Féréor. – Qu’avez-vous à démêler avec M. Gaspard ?

M. Frölichein. – Mon fénéraple seigneur, ché fenais..., ché fiens..., ché suis fenu bour..., bour lui broboser ma fille Mina en mariache, une très chendille temoiselle.

M. Féréor. – Vous êtes fou ! Est-ce que vous croyez que je laisserai Gaspard épouser votre fille ?

M. Frölichein. – Parton, parton, estimable Monsieur Féréor. Ché foulais afoir la paix afec fous et les fôtres.

M. Féréor. – Sortez d’ici, Monsieur. Vous m’avez déjà volé, par surprise ou en corrompant mes ouvriers, plusieurs de mes inventions mécaniques : je ne veux pas que vous mettiez les pieds chez moi. Sortez, vous dis-je.

M. Frölichein. – Resbectaple Monsieur, ché foudrais pien sordir, mais ché ne beux bas. La borte, il est fermé ; ché ne buis bas l’oufrir.

M. Féréor appela le portier, qui accourait après avoir été avertir Gaspard qu’un Allemand le demandait. Gaspard, devinant que l’Allemand était son poursuivant, défendit au portier de le laisser entrer. Quand le portier revint, il trouva M. Féréor en discussion avec M. Frölichein.

M. Féréor. – Pourquoi avez-vous laissé entrer cet homme ? Vous savez que je défends qu’on laisse entrer aucun étranger dans l’enceinte des ateliers.

Le portier. – Monsieur a demandé M. Gaspard, Monsieur ; je croyais qu’il fallait le laisser entrer.

M. Féréor. – Faites vos paquets ; allez recevoir vos gages chez Soivrier, et partez.

Le portier. – Monsieur,... veuillez excuser...

M. Féréor. – Taisez-vous et partez.

M. Frölichein tremblait. Le bruit du colloque avait attiré Gaspard, qui croyait reconnaître la voix de M. Féréor. Il approcha.

– Monsieur reçoit M. Frölichein ? dit-il avec surprise.

M. Féréor. – Je le chasse, au contraire. Le portier l’a laissé entrer ; il t’avait demandé.

Gaspard. – M. Frölichein, comment avez-vous osé me poursuivre jusqu’ici ? je vous avais défendu de me continuer vos ignobles propositions.

M. Féréor. – Où l’as-tu vu ?

Gaspard. – Chez mon père, Monsieur, où il m’a trouvé, et d’où je l’avais chassé par les épaules, parce qu’il avait parlé de vous avec un manque de respect que je ne souffrirai chez personne.

M. Féréor. – Faites-le sortir ; chassez-le.

– Sortez, Monsieur, dit Gaspard en lui ouvrant la grille.

M. Frölichein. – Mein Gott, ché ne foulais bas faire te mal à bersonne : seulement, tonner Mina à M. Gaspard. Et buisque fous ne foulez bas et vos me draidez si mal, ché fais embloyer fotre secret bour les guivres et les zingues, et ché lé fapriquerai et che fous ruinerai.

M. Frölichein était passé déjà de l’autre côté de la grille ; il se sentait en sûreté, et il partit enfonçant son chapeau sur sa tête.

M. Féréor. – As-tu entendu ce qu’il a dit, Gaspard ?

Gaspard. – Oui, Monsieur : un de nos gens nous a trahis.

M. Féréor. – Qui soupçonnes-tu ?

Gaspard. – Soivrier, Monsieur, qui nous a aidés dans nos préparations chimiques, et qui en a vu le résultat. Il est le seul qui ait pu le connaître et nous trahir.

M. Féréor. – Va le chercher, et amène-le-moi dans mon cabinet, ne lui dis rien.

M. Féréor, tout ému, alla dans son cabinet et y attendit Gaspard et Soivrier.

Quand ils entrèrent, Soivrier prit son air riant.

« Monsieur me demande ? » dit-il.

M. Féréor, sèchement. – Oui, je vous ai fait venir. Êtes-vous content de votre position ici ?

Soivrier. – Très content, Monsieur.

M. Féréor, de même. – Comment vous ai-je traité ?

Soivrier, inquiet. – Avec beaucoup de bonté, Monsieur.

M. Féréor, sèchement. – Pourquoi avez-vous trahi ma confiance ?

Soivrier, pâlissant. – Moi, Monsieur ? Jamais.

M. Féréor, de même. – Je répète : Pourquoi avez-vous trahi ma confiance ?

Soivrier. – Je... ne... comprends pas, Monsieur.

M. Féréor. – Je viens de voir M. Frölichein. Comprenez-vous maintenant ?

Soivrier parut atterré et ne répondit pas.

M. Féréor. – Gaspard, va me chercher André et Georges.

Soivrier tremblait ; il était prêt à se trouver mal.

Gaspard rentra avec André et Georges.

M. Féréor. – Prenez cet homme, menez-le dans sa chambre, aidez-lui à faire son paquet, menez-le jusqu’à la grille, et chassez-le pour ne le jamais laisser rentrer chez moi. André, veille bien à ce qu’il n’emporte aucun plan, aucun papier, aucun compte. Et toi, Gaspard, reviens recevoir mes ordres.

Gaspard ne tarda pas à revenir.

M. Féréor. – Gaspard, mon enfant, écris des lettres d’invitation pour tous les environs, châteaux, mairies, fabriques ; envoie des exprès partout. Écris aujourd’hui même pour hâter l’affaire du brevet d’invention. Ensuite fais préparer un grand banquet dans les magasins pour tous les invités. Que tout soit bien. Qu’on suspende le travail des ateliers ; prends le monde dont tu as besoin.

– Vos ordres seront exécutés, Monsieur.

– À partir de mercredi, plus de Monsieur, mon ami... ton père ! Je le serai de droit, comme je le suis de cœur.

La fortune de Gaspard
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